Data : Smombies in Paris

Ils sont partout ! Dans nos mains… au creux de nos poches et de nos sacs. Ils bouffent notre attention… déploient leurs antennes jusqu’aux tréfonds nos oreilles. Ils nous connectent. Nous isolent. Nous embêtent et nous consolent.

Qui sont-ils ?

Les Smartphones.

Le premier smartphone est apparu en 1994 (« L’IBM Simon » était équipé d’un écran tactile LCD monochrome de 4,7 pouces, mesurait 20 x 6,4 x 3,8 cm et pesait 510 g). A un moment donné il devait y en avoir qu’un… Presque trente ans plus tard, en 2022, 87 % des Français serait équipé d’un smartphone. Inutile de revenir sur les bouleversements économiques, sociaux, sanitaires etc. générés par l’irruption de cet objet dans notre vie. L’expérience parle d’elle-même… il n’y a qu’à se balader dans le rue : le quidam de la balade urbaine en 2023 ne ressemble en rien à celui d’il y a 20 ans.

Balade urbaine ? Oui. Dans la rue. Quitte à mettre sa vie en danger… A tel point que certaines municipalités sévissent auprès de ces « smombies » (contraction de smartphone et de zombies) à coup d’amendes (Sassari, Hawai etc.) tandis que d’autres innovent avec des signalétiques lumineuses sur les pavés (Séoul)

C’est de bon matin à la terrasse d’un café du 3ème arrondissement de Paris que la question m’a traversée : quel est le % de passant qui utilise un smartphone dans la rue ? C’est ce que j’ai cherché à savoir par un exercice vintage de collecte de données. Cet article présente les résultats de cet exercice mené en terrasse pendant 2 mois.

Méthodologie de la terrasse

Un avant-propos méthodologique s’impose.

1/ La terrasse : une unicité de temps et de lieu

L’exercice a été menée au cumul de 17 matinées, entre le 20 juin et le 21 août 2023, à la terrasse du café Le Puy Des Arts rue Beaubourg, dans le 3ème arrondissement de Paris, entre 8h30 et 9h00 du matin.

Les détails ont leur importance. Le lieu et l’heure de la récolte de données conditionnent en effet les résultats : on n’utilise pas son smartphone de la même façon le matin que le soir… l’utilisation n’est pas la même selon que l’on se trouve dans un quartier purement résidentiel, professionnel, touristique etc.

J’eusse aimé me multiplier, passer toutes mes journées à boire du café et à compter les passants, malheureusement je suis limité par mon corps. Cela n’a pas été possible.

L’expérience comprend donc une première limite : celle de son unicité de lieu et de temps. En l’occurrence je considère que la rue Beaubourg est un « lieu d’activité mixte » (bureaux, habitations etc.) ; Que le moment de récolte est qualifié de « matinée ».

Je me posais donc à ma terrasse…
Commandais mon café
Et attendais que les passants se pointent devant mon nez

2/ Un outil : le smart compteur

J’ai utilisé l’outil Smart Counter With Widget sur Android. Il s’agit d’un compteur manuel sur smartphone. Le principe est simple : on clic sur l’écran comme sur une machine à chaque fois qu’une occurrence à compter se présente.

Les occurrences s’incrémentent au fur et à mesure.

3/ Définition des occurrences à compter

Il y a plusieurs manières « d’être » au monde comme au smartphone… En l’occurrence j’ai divisé les passants en 8 catégories.

  • Les passants qui n’utilisent pas de smartphone. Ils marchent point barre…
  • Les passants qui transportent leur smartphone à la main, sans utilisation.
  • Les passants qui ont des écouteurs.
  1. Activité principale : ils écoutent quelque chose
  2. Activité principale : ils dialoguent avec quelqu’un ou laissent un message vocal.
  3. Activité principale : ils pianotent ou regardent leur écran sûrement en même temps qu’ils écoutent quelque chose ou discutent avec quelqu’un.
  • Les passants sans écouteurs.
  1. Activité principale : ils écoutent quelque chose
  2. Activité principale : ils dialoguent avec quelqu’un ou laissent un message vocal.
  3. Activité principale : ils pianotent ou regardent leur écran

Les segmentations possibles sont nombreuses mais là aussi je me suis heurté aux limites de mes capacités. Impossible de segmenter davantage l’ensemble en fonction du genre (pis avec la fluidité on n’y comprendrait plus rien) ; de l’âge etc. C’est dommage car l’observation était enrichissante en la matière.

J’ai considéré l’ensemble des passants qui passaient sur le trottoir en face de moi. Certains étaient des habitués… avec leurs habitudes. J’ai exclu de l’exercice les travailleurs sur la voie publique ; les personnes en transport ; les sportifs ; mes voisins de table.

Résultats de l’exercice

Je dois d’abord dire que j’ai pris un certain plaisir à compter les passants. J’avais comme l’impression de construire ma micro base de données… relevées de la manière la plus simple qui soit : par les yeux, en cliquant et avec un goût de café. J’ai du me tromper ou confondre certaines occurrences parfois mais peu importe… cela fait parti du charme de l’expérience. Et la régularité des résultats à chaque session me fait dire que je n’étais jamais trop loin de la vérité.

J’ai compté 2 156 personnes. Quels sont les enseignements ?

Il en ressort que 45,8 % des passants n’ont aucun rapport avec leur portable. Cela signifie que la majorité relative (54,2 %) a un rapport visible avec l’outil.

Nous pouvons zoomer et constater que 43,7 % des passants a une utilisation opérationnelle de son portable -essentiellement avec écouteur (34,7 %)- et que la majorité d’entre eux se limite à un usage d’écoute (28,6 %).

L’usage tactile – l’un des plus dangereux !- n’est pas négligeable (11,8 %)

L’usage conversationnel reste très à la marge (3,3 %)

Pour info je n’ai croisé que une personne avec un livre.

Répartition des usages du smartphone au cumul des 17 sessions de collecte
Paris 3e arrondissement, heure du café du matin

On appréciera la régularité des relevés au cours des 17 sessions. Une petite exception peut-être à la 12ème… jour de pluie ! Qui semble moins propice à l’usage du smartphone qu’en temps découvert (56,5 % de non usage).

Comme il est mentionné plus haut je ne peux apporter de chiffres à certaines observations d’usage notamment liés à l’âge. Mais la logique peut parler : le nombre de jeunes (jusqu’à 40 ans soyons large…) qui ont un usage actif du smartphone est considérablement plus élevée que celle de leurs ainés.

Relevés des usages du smartphone par sessions de collecte
Paris 3e arrondissement, heure du café du matin

Un peu de perspective ?

Pour donner de la perspective, j’ai souhaité apporter des éléments de comparaison en changeant une variable de l’exercice. J’ai conservé l’endroit (la terrasse du 3e arrondissement à Paris) mais j’ai changé l’heure de collecte à celle du déjeuner.

L’échantillon ne comprend que 438 passants comptés en 3 sessions. Mais l’on constate que les résultats sont différents.

Répartition des usages du smartphone au cumul de 3 sessions de collecte
Paris 3e arrondissement, heure du déjeuner

Une majorité absolue de passant n’a pas de relation avec son smartphone. L’heure du déjeuner est sans doute plus propice aux interactions sociales réelles… à la convivialité plutôt qu’à la marche solitaire du loup urbain qui chaque matin, pense en son intériorité à la façon dont il sauvera le monde sur un fichier excel. Aussi seulement 28,0 % des passants du déjeuner ont un activité opérationnelle avec leur smartphone à l’heure du déjeuner. C’est quasiment 20 points de moins qu’en mâtiné !

L’écouteur est davantage laissé de côté…
La pratique la plus répandue est l’écoute sans écouteurs (12,3 % contre 6,6 % dans la matinée). La plus grosse chute vient de l’usage d’écoute avec écouteurs : nous passons de 28,2 % le matin à 5,9 % l’après-midi soit une recul de 22,3 points.

Conclusion ?

Le smombies n’ont pas encore gagné… ils grignotent peut-être plus facilement dans les transports publics ; dans certains quartiers sans charme, sans vie ; et dans les horaires de nos vies où nos corps funambulent sur le gouffre de l’ennui. Donnez à l’homme un chouette quartier, une once d’écoute, de confiance… et la convivialité sera le plus puissant moteur pour nous faire lever le nez.